La quête universelle d’un idéal
Le bonheur. Un sentiment, un état, un bien que désirent posséder tous les hommes. Mais est-ce possible d’être heureux quand nous avons l’impression de n’être pas libre de nos actions, de nos pensées, de nos relations, de notre vie ? Occuper un poste qui ne nous correspond pas forcément par nécessité, se morfondre dans un mariage que nous ne désirions pas, se faire des ennemis, être obligé de faire la manche, mourir dans la rue car nous n’avions pas accès aux soins médicaux, se voir déposséder de tous ses biens lors d’un vol, être assassiné à cause de sa religion, se suicider car nous n’avons pas su nous adapter à notre société… Comment trouver le bonheur parmi tant d’insécurité ? Comment se satisfaire quand notre vie ne nous appartient pas ? Quand nous nous sentons réglés comme des pantins, condamnés à occuper une place qui ne nous correspond pas ?
Or, le cadre de vie dans lequel évoluent les hommes est déterminant pour parvenir à entretenir le bonheur en toute liberté. Ce cadre, c’est tout simplement le lieu d’existence d’un individu et tout ce qui l’inclut : sa famille, ses voisins, ses amis, ses supérieurs, ses gouvernants, la société qui l’entoure en somme. Au-delà du bonheur personnel de chacun, une bonne société permettrait, en satisfaisant tout le monde, de supprimer les maux et les vices qui corrompent les hommes, et engendrent toutes sortes d’atrocités.
Une société idéale qui contribuerait à rendre l’homme meilleur, en lui rendant toute ses qualités, et ses vertus, c’est ce qu’ont tenté d’imaginer des penseurs comme Platon, Érasme, Marivaux, Thomas More, Jules Verne, François Rabelais, Jonathan Swift, et une foule d’autre encore. Parmi les auteurs cités ci-dessus, il va à présent être question plus particulièrement des idées de Platon, de Thomas More, et de François Rabelais. Ayant tous les trois grandis dans des univers très différents, ils ont chacun développé leur propre idéal d’organisation politique. Il sera donc intéressant de voir en quoi leurs idées peuvent être éloignées, mais aussi à quel point elles se rejoignent et se complètent.
Tout d’abord, le Critias de Platon relate l’histoire de la guerre opposant Athènes et l’Atlantide, narrée par le personnage éponyme Critias. Cette guerre n’est en réalité que le support pour décrire ces deux cités.
Ensuite, L’Utopie de Thomas More est un dialogue entre Thomas More et Raphaël Hythlodée. Composé de deux livres, le premier proposant un constat des sociétés contemporaines de l’auteur, nous nous attarderons principalement sur le second livre : la description de l’Utopie, société idéale décrite par Raphaël Hythlodée. Réalisée au milieu d’un contexte politique complexe, cette œuvre est une réponse, sinon une solution aux tensions que traverse l’Angleterre au XVIème siècle.
Enfin, il sera intéressant d’étudier un extrait de Gargantua, écrit dans un contexte de Renaissance, par un humaniste français du XVIème siècle : François Rabelais. L’extrait regroupe les derniers chapitres du roman, portant sur la description de l’abbaye de Thélème. Construite par un géant, le personnage éponyme Gargantua, il s’agit d’un cadeau que fait ce dernier au moine, l’un des héros de la récente guerre contre l’armée du Roi Picrochole.
Des lieux et des modes de vie idéalistes
Les terres sur lesquelles se développent les trois types de sociétés des îles d’Utopia, d’Atlantide, et de l’abbaye de Thélème, remplissent les critères du lieu idyllique, mais chacune à leur manière.
Tout d’abord, l’Atlantide, île ayant été engloutie sous les eaux par la volonté de Zeus, se situait selon Platon « au-delà des colonnes d’Hercule », sur notre terre actuelle.
Ce qui est curieux et engendre le doute sur l’existence antérieure de cette île, c’est le caractère exceptionnel de cette société, et l’avant-gardisme de l’île dans divers domaines. Créée par le Dieu Poséidon, l’île possède toutes les qualités les plus remarquables, le démontre le vocabulaire mélioratif « merveille », « excellence », « grandeur »… De plus, avec « la plus belle » des plaines, « une nourriture variée en quantité suffisante », « deux sources d’eau, l’une chaude et l’autre froide », « une abondance » de ressources minérales naturelles, des « montagnes qui surpassaient en nombre, en majesté et en beauté toutes celles qui existent aujourd’hui » ; cette île semble utopique, dans le sens idéale et inexistante. Inexistante du moins à notre époque actuelle, car dotée de tous les dons de la nature, voire de substances « dont nous ne possédons plus que le nom : l’orichalque ». Également, le pourtour de la plaine est creusé d’un fossé, dont « il est difficile de croire qu’il ait eu les proportions qu’on lui prête, si l’on considère que c’était un ouvrage fait de main d’homme ». Cette phrase émet l’hypothèse que les atlantes étaient un peuple particulièrement avancé sur le plan technologique, peut-être scientifique.
Utopia ressemble étrangement à l’Atlantide. En effet, cette immense terre qui « s’étend sur deux cents milles » est « entourée par la mer »: c’est donc, comme l’Atlantide, une île. C’est une société de type autarcique, qui a l’avantage de posséder des ressources naturelles inépuisables. Ce qui la distingue de l’Atlantide, c’est son invincibilité à la guerre, due d’une part à l’architecture inviolable de ses terre, et d’autre part à leurs tactiques de guerre.
Par ailleurs, les narrateurs décrivant les deux îles s’attachent à en décrire une seule dans les détails : le Palais Royal pour l’Atlantide et la ville d’Amaurote pour Utopia.
La description de l’abbaye de Thélème, micro-société également autarcique, est centrée sur son architecture. De ce fait, l’auteur entreprend cette description de la même manière qu’il mènerait une visite guidée de l’abbaye ; passant par « la basse court », « les troys Graces », de « belles galeries », « le logis des dames », « le beau jardin », « le grand parc », pour finir par « toutes les salles, chambres et cabinetz ». Il s’agit d’un phénomène d’hypotypose, qui représente l’abbaye comme le tableau des désirs humanistes de l’écrivain.
Étymologiquement, « Thélème » signifie en grec « la volonté », nom qui s’accorde parfaitement avec les valeurs de l’abbaye. Ceux qui sont acceptés et même destinés à y résider, sont notamment les « parvenuz, tous nobles chevaliers […] En général tous gentilz compaignons. », les porteurs du « sainct Evangile » et de « la saincte parolle », ainsi que les « dames de hault paraige, / En franc couraige. Entrez y en bon heur, / Fleurs de beaulté à céleste visaige, / A droit corsaige, à maintien prude et saige ». Prônant la liberté totale, cette abbaye représente un idéal aristocratique de la Renaissance. En effet, les pensionnaires lisent, écrivent, chantent, apprennent des langues ; ils sont beaux, riches, jeunes. Par ailleurs, leur credo « Fay ce que vouldras » éclaire bien cette volonté qui guide chacun de leurs actes; volonté qui est en réalité la seule loi, comme le démontre « En leur reigle n’estoit que ceste clause : FAY CE QUE VOULDRAS. » Il s’agit donc d’une vision de la communauté humaniste idéale, fondée sur le « franc arbitre » (le libre-arbitre). En ce sens, Rabelais a créé la contre-utopie de Thomas More, bien que ce dernier fut également humaniste : L’abbaye de Thélème est une société à la fois individuelle et collective, alors que les utopiens sont comme une seule masse qui suit le même mouvement. En effet, les thélémites sont amenés à pratiquer tous ensemble les mêmes activités, par un consentement aisé de ce que propose l’autre : « Par ceste liberté entrèrent en louable émulation de faire tous ce que à un seul voyaient plaire ». Au contraire, la société utopienne est prévoyante en limitant l’individualisme : on peut relever l’heure des repas, qui dans la ville d’Amaurote comme dans toutes les villes d’Utopia, sont pris collectivement. Bien sûr, « il n’est cependant interdit à personne d’aller se chercher des vivres au marché », mais « bien que chacun soit autorisé à manger chez lui, on ne le fait pas volontiers, car la chose est assez mal vue ». Cette collectivité n’est donc pas forcée, mais plutôt fortement suggérée, voire implicitement obligatoire. C’est la peur de mal faire, d’être rejeté, d’être mal vu, qui pousse tout un chacun à suivre cette masse utopienne. Pour renforcer l’homogénéité, la ressemblance dans l’unicité, ils portent tous « un simple vêtement de cuir, qui peut durer jusqu’à sept ans [et] leur suffit pour aller au travail » ; et pour paraître en public, ils portent des cabans qui « ont partout dans l’île une seule et même couleur, celle de la laine naturelle ». Dans la société d’Utopia, c’est l’identité de la masse qui prime, au détriment de l’individu.
En ce qui concerne le Critias de Platon, le récit ne permet pas de savoir ce qu’est véritablement un atlante. En effet, l’auteur s’attache essentiellement à décrire l’île en elle-même (sa fondation, son aspect, son architecture, son organisation, ses dogmes…), livrant un véritable panorama sous forme de livre d’histoire, sans entrer dans le détail de ce qu’est un citoyen atlante.
Mettant l’homme au centre de tout en somme, la dimension anthropologique est manifeste chez Thomas More et Rabelais, alors qu’elle est absente chez Platon, qui considère plutôt l’aspect ethnologique. En fait, si Platon procède ainsi c’est parce qu’il ne considère pas les atlantes comme des hommes à part entière. Descendants en effet de la lignée de Poséidon, le fondateur de l’Atlantide, ils possèdent quelque chose en plus car « la nature du Dieu se [fait] sentir suffisamment en eux ». Ils ont donc une part divine, qui les rendent honnêtes, doux, sages et vertueux, tempérants, raisonnables. « Mais », dit Critias, « quand la portion divine qui était en eux s’altéra par son fréquent mélange avec un élément mortel considérable et que le caractère humain prédomina, incapables dès lors de supporter la prospérité, ils se conduisirent indécemment », et chutèrent. Voilà donc ce qu’est un citoyen atlante : un homme ayant une nature divine. A partir du moment où ils perdirent cette part du Dieu Poséidon, ceux qui survécurent (à l’engloutissement de l’île après leur chute), ne furent plus des atlantes, mais de « simples » hommes…
Des valeurs opposées à notre société actuelle
Longuement analysé dans les œuvres de Rabelais et de Thomas More, le bonheur est quelque chose d’essentiel dans la vie en société. En revanche, si le Critias insiste sur la dimension vertueuse des atlantes, de leur savoir-vivre exemplaire (tout cela avant leur chute, évidemment), le narrateur ne semble pas prendre en compte la pensée subjective de chacun, et parle en leur nom comme s’ils étaient une masse indistincte de gens bien faits. Si leur raison semble les éloigner des thélémites, ils se rapprochent néanmoins des utopiens.
De fait, ces derniers sont raisonnables, et c’est cette raison qui les éloigne des désirs pervers et les rapproche du bonheur à l’état pur. Ce bonheur est lié aux plaisirs, qu’ils scindent en deux groupes : 1. « Les premiers et les plus excellents de tous » : les plaisirs de l’âme, qui « relèvent de l’intelligence et la joie qui naît de la contemplation de la vérité, ainsi que le doux souvenir d’une vie bien vécue et le ferme espoir d’un bien à venir ».
2. Les plaisirs du corps, divisés eux-même en deux parties. Ils distinguent tout d’abord les plaisirs du corps liés au renouvellement des « éléments dont se nourrit notre chaleur vitale », et de l’évacuation de « tout ce que notre corps contient en excès ». Ainsi, cette catégorie de plaisir ressemble avant tout à la suppression de la douleur. Ils considèrent ensuite des plaisirs corporels d’une seconde espèce, qui est elle de première importance pour eux: la santé. Cette définition des plaisirs essentiels au bonheur se rapproche de la définition d’Épicure, soit que le plaisir est le commencement et la fin de toute vie heureuse. La vision utopienne des plaisirs s’inscrit donc dans la tradition épicurienne.
Dérive de ce plaisir épicurien, l’abbaye de Thélème s’oriente plutôt vers une vision hédonique du plaisir. Effectivement, leur mode de vie, fondé sur la liberté, obéit au fait que chacun ait le droit de faire ce qu’il veut, quand bon lui semble, et que personne ne se voit dicter une quelconque conduite à avoir. De fait, « Toute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sembloit, beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient quand le desir leur venoit; nul ne les esveilloit, nul ne les parforceoit ny à boyre, ny à manger, ny à faire chose aultre quelconques ». C’est ce libre-arbitre qui leur donne la possibilité de faire de leur bonheur l’unique but de leur vie et, par conséquent, la recherche constante du plaisir pour soit implique la recherche du plaisir pour tous. Les thélémites partagent donc un bonheur collectif.
Ensuite, les trois auteurs attachent beaucoup d’importance à la valeur de l’argent. Toutefois, alors que le Platon insiste une fois de plus peu sur cet aspect-là, Rabelais et Thomas More accordent respectivement de longs passages aux rapports que leurs cités ont avec la richesse. En effet, le narrateur du Critias signale simplement le fait que les atlantes « n’étaient pas enivrés par les plaisirs de la richesse ». En hommes tempérants et vertueux, le péché de l’argent, l’avarice, ne les atteint donc pas, sans qu’ils rejettent forcément les plaisirs que procure la possession de l’argent.
Rabelais consacre un chapitre tout entier à décrire la richesse vestimentaire des thélémites, intitulé « Comment estoient vestuz les religieux et religieuses de Thélème ». Le style vestimentaire obéit à des codes instaurés par une réforme. Cependant, ce style académique spécifique de Thélème leur laisse la liberté d’adopter des variantes. De même, la diversité des couleurs et des nombreux accessoires leurs confèrent un style unique, particulier… varié. Cette diversité sur laquelle le narrateur semble insister lourdement, reste aussi à commenter. Il y a beaucoup de nuances colorées et de tissus divers « escarlatte », « cramoysi rouge ou violet », « tafetas blanc, rouge, tanné, grys, etc. », « satin, damas, velour orangé, tanné, verd, cendré, bleu, jaune clair, rouge cramoysi, blanc, drap d’or, toille d’argent, de canetille, de brodure », « camelot de soye », « tafetas d’argent », « satin rouge couvert de canetille d’or, de tafetas blanc, bleu, noir, tanné, sarge de soye, camelot de soye, velours, drap d’argent, toille d’argent, or traict, velours ou satin porfilé d’or ». Cette profusion, humoristique, attribue à l’abbaye une dimension carnavalesque. Par ailleurs, le style vestimentaire, qui semble être une préoccupation majeure des thélémites, révèle leur amour de la richesse ; le démontre les répétitions « d’or » et d’argent », ainsi que les descriptions de broderies dans toutes les variantes possibles.
Enfin, l’île Utopia rejoint la cité d’Atlantide dans son rapport aux richesses, en ce qu’elle manifeste une certaine tempérance. En réalité, la société utopienne, extrémiste, condamne toutes les formes de richesses possibles. Avec « ceux enfin qu’une faute grave a rendus infâmes portent aux oreilles et aux doigts des anneaux d’or, une chaîne d’or au cou, un bandeau d’or sur la tête », elle opère un renversement des valeurs traditionnelles qui font de l’argent la preuve-même de la richesse. De même, « tous les moyens leur servent ainsi à dégrader l’or et l’argent, si bien que ces métaux, qu’ailleurs on ne laisse arracher qu’aussi douloureusement que les entrailles, en Utopie, si quelque circonstance exigeait qu’on en perdit la totalité, personne ne se croirait plus pauvre d’un sou ». Une manière pour les utopiens de ne pas réveiller leur avarice (dans le sens de péché d’argent) est d’anéantir tout ce qui pourrait être convoité. De plus, le pouvoir en Utopia est balisé par des frontières très floues, tous les hommes se situent plus ou moins, à des degrés peu prononcés, sur la même échelle hiérarchique. Cette manière de maintenir la paix en Utopie est donc fondée sur la suppression de tout ce qui pourrait pousser les hommes à désirer ce qu’ils ne possèdent pas.
Ainsi, une société idéale s’appuierait soit sur une abondance de richesses comme dans Gargantua ; soit sur une absence de richesses comme dans L’Utopie ; soit sur une harmonie des richesses comme dans Critias.
La dimension religieuse est extrêmement manifeste dans chacun des trois textes. L’Atlantide adopte des croyances religieuses antiques, c’est-à-dire ce qu’on appelle aujourd’hui des croyances mythologiques. En lien avec les croyances de son époque, la mythologie de Platon met en scène des dieux grecs. Créés par le Dieu Poséidon, les atlantes sont ses descendants. Leur allégeance est directement en faveur de ce dernier, et de leur Reine-Mère : Clito (avec laquelle Poséidon avait engendré). Ce peuple possède des lieux de cultes, des temples dédiés à leurs Dieux. De plus, ils pratiquent le sacrifice des taureaux, et ne semblent avoir ni d’institutions juridiques ni d’institutions judiciaires, car seuls les Dieux peuvent les juger.
En prenant le contre-pied total des vraies abbaye , l’abbaye de Thélème n’a en réalité d’abbaye que le nom. En inversant la logique religieuse, elle est le contraire d’une vraie abbaye. Il y a un certain nombre de gens interdits : parmi les « hypocrites, bigotz », les « gueux mitouflez, frapars escorniflez », les « usuriers chichars, / Briffaulx, leschars », ont aussi interdiction d’entrer les «maschefains, praticiens, / Clercs, basauchiens, mangeurs du populaire, / Officiaulx, scribes et pharisiens, / Juges anciens, qui les bons parroiciens ». En revanche, sont autorisés à entrer les porteurs du Saint Evangile. Rejetant la religion institutionnelle et conventionnelle, Rabelais revient à Paul de Tarse, apôtre de Jésus-Christ pratiquant le judaïsme, avant de se convertir au christianisme.
Concernant Utopia, le dogme religieux dominant est celui d’une essence divine, unique et résumée par un nom : Mythra. Le texte précise que « leurs religions varient d’une ville à l’autre, et même à l’intérieur d’une même ville ». Cette diversité implique beaucoup de tolérance, afin que chacun puisse croire en ce qu’il veut en toute liberté. Cependant, le trop de zèle et la profanation de religions autres que la sienne ne sont pas bien reçus, comme le montre l’exil d’un utopien chrétien qui est allé « jusqu’à dire que [sa] religion est supérieure aux autres », et « à les condamner toutes sans distinction, à les traiter de mécréances et leurs fidèles d’impies et de sacrilèges promis au feu éternel ».
Ces trois peuples adoptent donc des points de vue et des croyances très variés, en ce qui concerne les dogmes religieux.
Les utopies sont-elles vraiment souhaitables ?
D’après les structures des trois récits, la réflexion sur l’humanité serait à la fois la mémoire et l’examen des sociétés. Ceci est particulièrement visible dans l’œuvre de Thomas More, qui se divise en deux parties : tout d’abord, une première partie fait office de constat, pas forcément historique, mais qui dessine les contours du contexte historique, en Angleterre, à l’époque de Thomas More. L’île d’utopie n’est pas mentionnée dès le début du livre comme le lecteur pourrait s’y attendre, mais s’incruste progressivement dans le récit. La seconde partie, en revanche, débutant par « L’île d’Utopie », est entièrement consacrée à cette dernière.
D’autre part, l’œuvre de Platon suit plus ou moins la même structure que L’Utopie. Le Critias se divise effectivement en deux parties : il s’agit de la description des peuples ennemis, Athènes en premier lieu et Atlantide en second lieu. Peuples extrêmement développés et riches, Platon, à travers son discours, préserve la mémoire de l’antique Athènes, en la glorifiant suite à sa victoire face à sa rivale.
Enfin, le Gargantua de Rabelais obéit à un schéma similaire : l’abbaye de Thélème arrive en dernier, et toute la fin du livre, des chapitres 52 à 58, sont consacrés à sa description.
En se terminant par les récits des trois peuples, ces œuvres semblent avoir pour finalité ces idéaux de société. Elles se clôturent sur elles, confiant au lecteur, maintenant que la lecture est finie, le soin de se poser toutes les questions qu’elles engendrent. Le ressenti du lecteur une fois qu’il achève sa lecture est semblable à celui de Thomas More , c’est-à-dire le questionnement, l’interrogation: « Bien des choses me revenaient à l’esprit […] Je lui dis cependant que nous trouverions une autre occasion de réfléchir plus mûrement à ces problèmes et de nous en entretenir plus longuement. »
Les trois sociétés de Thomas More, Platon, et Rabelais, sont bien souvent idéalisées en contraste avec les mœurs des époques respectives des auteurs. Elles invitent par là le lecteur à faire le lien avec sa propre société qui l’entoure.
Ces trois sociétés décrites, considérées comme utopiques à des niveaux différents, posent la question de la société parfaite, idéale : a-t-elle l’ambition de s’appuyer sur la réalité ? Y a-t-il vraisemblance entre société utopique et société réelle ? Est-elle vraiment réalisable ? Enfin, est-elle vraiment souhaitable ?
À première vue, ces trois cités semblent chacune, par leur fonctionnement et à leur manière, incarner les idéaux de sociétés parfaites. Seulement, arrêtons-nous sur une phrase, située à la page 162 de L’Utopie, qui, si l’on y prête attention, semble à la fois merveilleuse et terrible : « Toujours exposé aux yeux de tous, chacun est obligé de pratiquer son métier ou de s’adonner à un loisir irréprochable ». Ici, le regard collectif semble jouer le rôle d’une oppression, car chacun vie sous la contrainte de l’autre. Par là L’Utopie se rapproche de la dystopie 1984 de George Orwell. En effet, « le regard de l’autre » ressemble étrangement à Big Brother, car ce regard fait office de surveillance. De même, on peut dire que l’obéissance placide des utopiens n’est qu’une apparence, car elle cache en réalité une forme de soumission. En revanche, le problème de la soumission ne se pose pas chez Rabelais, car les thélémites se situent plutôt du côté de l’accord. Ils suivent les autres, car ça les rend réellement heureux de faire plaisir à autrui. Chez Thomas More, malgré que les utopiens soient des hommes libres, on sait qu’il y a l’exercice d’une contrainte, car cette liberté est en fait celle de tout faire ensemble. Si quelqu’un est insoumis, alors il est esclave, inéluctablement. L’abbaye de Thélème est en somme un bref concentré de belles pensées humanistes, incarnant cet humanisme rabelaisien du XVIème siècle. Mais qu’en est-il de Thomas More ? N’est-il pas un humaniste lui aussi ? En fait, ce citoyen anglais du XVIème siècle a une pensée du travail liée à la situation de l’Angleterre à l’époque. Thomas More veut penser une répartition du travail, dans l’idéal de ce que l’on appellera plus tard la pensée marxiste : le communisme.
Le philosophe Platon, dans La République, dessine les contours de ce qu’est philosophiquement parlant une société idéale. Seulement, cette société parfaite que le Critias fait exister n’existe déjà plus à l’époque de son auteur. Elle n’existe plus en effet car, malgré sa perfection, des circonstances malheureuses ont voulu que les atlantes perdent cette part divine qu’ils avaient en eux. Par ailleurs, ils doivent leur disparition à cette nature humaine, profondément humaine, qui les a rattrapés et les a asservis : « ils se conduisirent indécemment, et à ceux qui savent voir, ils apparurent laids, parce qu’ils perdaient les plus beaux de leurs biens les plus précieux, tandis que ceux qui ne savent pas discerner ce qu’est la vraie vie heureuse les trouvaient justement alors parfaitement beaux et heureux, tout infectés qu’ils étaient d’injustes convoitises et de l’orgueil de dominer ». Autrement dit, la réalité de leur nature humaine les a rattrapés.
Pour conclure…
Donc, ces trois utopies que nous présentent respectivement Platon, Thomas More et Rabelais ne sont viables qu’en surface. Au fond, on constate que, dans toute utopie, il y a un germe de dystopie ; une bifurcation de l’utopie en dystopie ; voire qu’il y a une dystopie au sein-même d’une utopie. Ceci pose la question du développement de ces potentialités négatives, qui sont peut-être incontournables à l’intérieur d’une utopie.
Finalement, la comparaison de ces trois textes permet bel et bien d’étudier la diversité de possibilités que peut adopter une cité idéale. De ce fait, les rapports qu’entretiennent ces sociétés avec les plaisirs, les richesses, et les religions, permet de prendre un recul critique sur la montée toujours croissante du capitalisme, et des maux qu’il engendre. Aussi, l’étude des mœurs des cités, à la fois mémoire et examen de nos propres sociétés, permet d’interroger la fonction de l’utopie. Enfin, au-delà de l’aspect parfait de ces trois peuples, nous avons vu que chaque utopie semble contenir en son sein un germe de dystopie. En réalité, la frontière entre utopie et dystopie est floue.
Petite parenthèse que j’aimerais ajouter : peut-être que ce désir d’idéal est en fait un sentiment nostalgique d’un passé utopique, au sein d’une société idéale, que beaucoup d’entre nous ont connus.
Et pour comprendre notre société actuelle, tu peux cliquer ici.
[Tiré d’un devoir de littératures comparées, un peu modifié pour rendre moins « scolaire »]
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