Dimanche 26 novembre 2017
08h00 à peine ! Pas de grasse matinée ce matin, car je suis bien trop pressée de mettre sur papier la soirée que j’ai passée hier…
J’étais chez une amie, Clarissa, depuis une petite heure environ, afin de fêter son licenciement (tant désiré!) autour d’une raclette bien grasse. En novembre, une raclette… Rien de très original je l’avoue, mais rien de plus réconfortant ! Il y avait ses deux frères, et nous parlions tous les quatre, car à part boire ou manger, il n’y avait rien de plus intéressant. Personnellement, je ne suis pas le genre de personne à être mal à l’aise lors des grands silences, ces « blancs » comme on dit, ces moments où personne ne parle, mais où tout le monde vit les uns près des autres, tout simplement. D’ailleurs, on reconnaît les êtres que l’on aime le mieux lorsque l’on partage avec eux les silences les plus apaisants : pas de malaises, pas de regards de travers, seulement le bruit des respirations (et éventuellement celui des mastications).
J’étais donc en compagnie de ces trois personne que je trouvais moyennement intéressantes, et que je connaissais peu à vrai dire. Seule Clarissa était pour moi autre chose qu’une étrangère, alors que tout ce que je savais de ses frères, les jumeaux Frédéric et Solal, c’est qu’ils préféraient le salami au jambon sec.
Nous discutions donc de la pluie et du beau temps, pour ne pas dire de choses inintéressantes dont je n’ai aucun souvenir, quand on en vint à parler d’amour.
« Alors Emma, me lança Clarissa, qui est l’élu de ton cœur, en ce moment ?
Étais-je à ce point inconstante ? Je rougis :
– Oh, en ce moment ? Personne depuis un mois, en fait.
– C’est pour ça, cette petite mine? Me taquina Solal ; puis il renchérit : Je rigole, ne t’en fait pas ! Alors, Emma, tu es un cœur… triste ?
– On peut dire ça. Mais je commence à m’habituer à mes amours malheureux.
– Ah ! Une romanesque ! Ah ! Une passionnée ! Ricana Clarissa.
Je rétorquai alors :
– Comment ça Clarissa? Est-ce parce que l’on est malheureux d’amour, que l’on est « romanesque » ?
– C’est plutôt lorsque l’on aime comme toi tu aimes…
– J’aime passionnément, moi, et alors ? N’est-ce pas la plus belle et la plus grande manière d’aimer ?
– C’est plutôt la plus superficielle… Répondit Solal.
– La plus théâtralisée, ajouta Clarissa.
Sur cela, Frédéric sourit :
– Le genre de relation à se rompre parce que ton aimé a fait pipi au lit, ou parce que de petites pâtes d’oies élisent domicile au coin de tes jolis yeux.
– Jamais je ne me suis séparée de quelqu’un à cause de ce genre de choses !
– C’est pour te montrer que ce sont des relations superficielles, me rétorqua Solal. Des relations qui ne peuvent pas durer sur le long terme, car elles sont fondées sur la privation de l’autre, et sur de grands moments de tristesse. Ces élans passionnés que tu trouves si forts, ils n’existent que par contraste avec la souffrance que tu ressens lorsque l’autre te trahis ou tout simplement quand il te manque. C’est un amour immature, adolescent, romanesque, mais certainement pas le plus puissant !
– C’est ton avis, lui répondit Frédéric. Je pense moi qu’il y a autant de façons d’aimer que d’êtres humains sur terre. Toi, Emma, dis ce que tu penses, nous ne te jugerons pas. Selon toi, comment faut-il aimer ? »
Après la déferlante de remarques qui venaient de me tomber dessus, je ne mourrais pas d’envie de défendre mon point de vue.
« Vous m’avez l’air tous les trois bien renseignés sur la question de l’amour. Ainsi, il me semble inutile de vous livrer mon avis, car vous aurez dans tous les cas les moyens de me juger. Dites-vous bien que mon opinion sur la plus haute manière d’aimer est construite à partir de mes expériences personnelles, et que si amour plus puissant il y a, je ne le connais pas car je ne l’ai pas vécu. J’ai eu peu d’amours dans ma vie. Du moins, peu de véritables amours, au sens auquel je l’entends. Pour moi, l’amour ce n’est pas quelque chose de plat, de linéaire. Ce n’est pas une ligne droite qui s’élève toujours plus haut vers un idéal, mais une courbe qui monte, qui descend, qui repart en arrière et file droit. C’est un gribouillage de sensations que l’on vit et dont on se rappelle, un kaléidoscope de pleurs, d’espoirs, de cris, de rires et d’explosions de bonheurs. Vous voyez ! Rien que d’en parler me donne les larmes aux yeux ! Et je vous vois, vous autres, avec vos faces imperturbables, véritables masques de pierre cachant des cœurs tout aussi froids que vos expressions languissantes d’ennui. »
Je me tus, essoufflée.
Un sourire triste se dessina sur la figure de Frédéric.
– Détrompes-toi, Emma. Mon cœur n’est pas aussi vide que mon regard. Ne t’es-tu pas dit que nos expressions languissantes, que mon air languissant serait peut-être la conséquence d’un amour impossible, regretté ? Oui, Emma, tu as raison. Je languis. Je languis d’amour ! Je meurs d’amour pour le seule femme que j’ai jamais aimée et à laquelle je ne pourrai jamais plus goûter… Trois ans d’amour à se réfugier tour-à-tour chez l’un ou chez l’autre, et huit ans de peine depuis son départ à l’autre bout du monde. J’avais ma vie ici, elle voulait s’engager à plein temps dans des pays défavorisés. Des projets de vie totalement incompatibles et non négociables. Je t’assure, j’ai essayé de continuer ma vie en m’accompagnant d’une autre. J’ai eu toutes sortes de femmes, j’ai tout essayé pour l’oublier : des plus jeunes qu’elle, des plus belles, des plus intelligentes, des plus drôles. Hélas… la moindre qualité – ô combien exceptionnelle – d’une femme est systématiquement devancée par la lumière d’amour englobant ce premier amour. Je pense donc que les sentiments primitifs sont toujours les meilleurs, et que l’on aime jamais plus que la première fois… Tous les moments de bonheur partagés avec un nouvel amour porteront éternellement l’empreinte des souvenirs du premier, et la nouveauté ne saurait être autre chose que synonyme d’amertume. »
Stupéfaite, j’étais entre les larmes d’émotion et l’envie de le supplier d’aller la rejoindre. Clarissa ne m’en laissa pas le temps, prise tout-à-coup d’un fou rire qui nous étonna tous les trois, et que l’on espérait nerveux, vu la gravité des sentiments qui venaient d’être exposés. Devant le regard rancunier de Frédéric, elle consentit tout de même à s’expliquer :
« Ah ! Mon frère ! Te rends-tu compte de tout ce que tu rates ? Tu te condamnes, toi, à être malheureux toute ta vie, parce que tu crois que l’on ne peut vraiment aimer qu’une fois dans son existence ? Si ce n’est pas de l’acharnement volontaire, j’ai beaucoup de peine pour toi. On a tous besoin de quelqu’un pour s’appuyer, pour évoluer, pour construire, pour vieillir ! Peu importe que cette personne reste la même toute notre vie, ou pas… Tu n’es pas obligé d’effacer tes souvenirs. Non, garde-les, ils sont précieux et ce sont eux qui te permettent d’évoluer et de ne pas répéter les mêmes erreurs. Crois au destin, si l’on peut l’appeler ainsi, et dis-toi que si tu n’es plus avec cette femme que tu as tant aimé, c’est parce que la vie veut te faire découvrir de nouvelles choses, bien plus intenses. Ces expériences que tu dois faire, elles ne pourront avoir lieu si tu t’autodétruis en permanence à ressasser ce qui n’existe plus. Tu es emprisonné dans un passé qui t’empêche de savourer le présent, la chose la plus importante qui puisse exister ; et tu te fermes en même temps à toute perspective d’avenir. Regarde-moi : deux divorces, trois enfants en garde alternée, un ex-mari qui a voulu me tuer… J’ai enduré pas mal de souffrances ! Mais pourtant, aujourd’hui, j’aime ! Et oui, je suis amoureuse d’un homme comme je ne l’ai jamais été, car je pense, moi, qu’on aime jamais deux personnes de la même manière. Je pense également que l’on aime jamais de la même façon tout au long de notre vie, et que ces différents types d’amour correspondent à des étapes à franchir afin d’évoluer vers toujours plus de sagesse et de sécurité ; car c’est là le but de l’amour : ne pas être seul pour avancer dans la vie. »
Alors qu’un silence raisonnant de pensées pesantes et d’émotions virevoltantes faisait suite au discours de Clarissa, Solal conclut en intervenant à son tour :
« Je suis d’accord avec toi, Clarissa, sur beaucoup de points, sur tout ce que tu as dit en fait, même si la dimension purement utilitaire que tu vois en l’amour me chagrine un peu. Pour moi, l’amour n’est pas simplement un acte conjugal. Ce n’est pas juste une occupation de couple. Je partage avec toi le fait que l’amour nous fasse évoluer, mais j’ai bien envie de dépasser cette dimension d’évolution individuelle. En fait, j’ai l’impression qu’aimer n’est pas qu’une affaire personnelle, ou seulement l’affaire de deux personnes. Pour moi, quand nous aimons vraiment, c’est-à-dire purement, nous arrêtons de prendre de l’amour pour se remplir, car nous ne ressentons plus le besoin de nous sentir aimés. L’amour véritable est un don que nous offrons à la personne que nous appelons notre partenaire, notre conjoint, notre moitié, notre âme sœur. Nous lui offrons de l’amour dont elle n’a pas essentiellement besoin – car elle a apprit à s’aimer pour ce qu’elle est, et à ne pas dépendre de quelqu’un pour exister – et cet amour elle l’intègre et le donne à son tour, mélangé à son propre amour. A qui le donne-t-elle ? Elle en donne une bonne partie à la personne qui partage sa vie, cela va de soi, mais elle en donne aussi à toutes les personnes qu’elle côtoie : ses proches, ses collègues, ses voisins, même au vendeur du supermarché ! Car deux personnes qui s’aiment véritablement débordent tellement d’amour pur qu’ils peuvent en déverser sans limites et sans conditions à tout ce qui les entourent. Pour moi, l’amour le plus puissant est l’amour englobant, l’amour que peuvent ressentir et donner deux personnes qui s’aiment, au monde entier. Cet amour est aussi puissant qu’il est universel et insatiable. L’amour inconditionnel ! C’est au fond ce qu’on pourrait appeler la force divine : une énergie englobant absolument tout, un sentiment qui va nous pousser à sourire à un inconnu dans la rue, sans savoir l’origine de cette bonne humeur spontanée. L’amour est un principe vital dont peu de personnes ont conscience. »
Pendant longtemps encore, la soirée continua ; et cette conversation laissa en mon cœur un sentiment nouveau et éternel: celui du désir d’un tel amour, pur.